chOuchOu-de-toi : Esthétiques adolescentes dans l’empire des nineties

Julia Marchand

01/10/2023

Maëlle Poirier, <em>Pseudo</em>, page web, 2020

Maëlle Poirier, Pseudo, page web, 2020

« Teen Spirit » aux Beaux-Arts de Paris (15 octobre – 21 novembre 2021), « Teen Spirit » au BPS22 de Charleroi (12 février – 22 mai 2022), « Teenage God » à Treize (Paris, 25 – 29 mai 2023). Ces dernières années ont vu l’adolescence renaître dans le champ des arts visuels renouant avec l’esprit mignon et ravageur des pratiques artistiques des années 90. Assaisonnées d’affront Y2K, elles enlacent notre époque en panne de futur. Et pour cause, l’adolescence comme principe célèbre la boucle, boude la progression et archive son présent, voire son jeune passé. C’est le cas par exemple de Maëlle Poirier dont l’œuvre Pseudo (2020) dresse le panorama de pseudos employés entre 2005 et 2009 par les utilisateur.ice.s de Skyblog. Les réjouissances linguistiques sont nombreuses tout comme le sont les possibilités d’identifications : êtes-vous l’ x-autentiik-princ3ss-x  ou toXic-emo-tioX ? Pour ma part, j’oscille entre chOuchOu-de-toi et trashtaliife à la recherche de tit-K3ur. Une autre œuvre mérite notre attention : une vidéo de Molton Core, également présentée lors de l’exposition de Céline Furet aux Beaux-Arts de Paris. Le mot d’ordre est simple : ennuie-toi. Du moins, fais de l’ennui ton allié à l’image de cet épouvantail mis en scène par les deux artistes qui occupe la majorité de l’écran. Filmé pendant le confinement dans la quiétude d’une campagne corrézienne, le personnage marmonne une comptine aux sonorités de Nirvana. Privé de lumière, il est biberonné de sédatifs. C’est un épouvantail Xanax, résolument apathique, voire pathétique.

Puisque, disons-le clairement, que reste-t-il de la colère et de la rage adolescente au sein d’un système qui excelle dans l’absorption de ces marges et assimile la jeunesse alors même que cette figure signale une force en devenir intrinsèquement incomplète ? Peut-on réveiller l’épouvantail et l’ensemencer de forces contestataires afin que la jeunesse demeure un endroit de ressaisissement de soi ? Cet essai tente d’examiner quelques endroits de sauvegardes des émois et des formes associées à l’adolescence et propose de remonter le temps, à quelques décennies de là au sein de l’empire des nineties made in America. C’est d’ailleurs le prototype adolescent qui est mis en avant (le teenage versus youth) dans les pratiques et la littérature de cette époque car l’adolescence est entendue avec l’ensemble de ces prédispositions et goûts culturels et son inacceptation sociale. Fabriquée puis célébrée au sortir de la seconde guerre mondiale, l’adolescence est devenue moins désirable que la jeunesse ou l’enfance, davantage tournée vers l’avenir. Au tournant des années 90, elle est l’un des motifs d’une rage apathique et offre des possibilités de reconfiguration des émois infantiles. On y trouve (presque) de tout : revanche mignonne et rance, nostalgie teenage, mauvaises filles, et surtout, garçons bêtes et mous (légèrement de mauvaise humeur).

Vue de l’exposition « Teen Spirit » cur. Céline Furet aux<em> </em>Beaux-Arts de Paris (15 octobre – 21 novembre 2021)

Vue de l’exposition « Teen Spirit » cur. Céline Furet aux Beaux-Arts de Paris (15 octobre – 21 novembre 2021)

Un art pathétique

En haut du sommet de la mauvaise humeur, le drapeau est planté. Arborant l’effigie de la résurrection molle, l’art pathétique prend racine. C’est en 1990 que le terme de Pathetic s’érige faisant autant de bruit qu’un pavé dans une mare. Derrière ce terme, un commissaire d’exposition se cache et manipule quelques ficelles. Il s’agit de Ralph Rugoff, alors âgé de 33 ans. Son exposition « Just Pathetic » ouvre les portes à la Rosamund Felsen Gallery de Los Angeles en 1990 (4 - 31 août 1990) 1 , avec une sélection de douze artistes majoritairement masculins. Sans grande surprise, Mike Kelley y figure avec son travail sur la permanence d’un esprit adolescent comme force occulte non innocente. Mais c’est aussi dans son emploi de matériaux défectueux, de pitoyable assortiment de peluches mutilées et de chaussettes sales que l’artiste configure une réponse au contenu irrécupérable. En somme, une réponse pathétique qui donne envie de baisser les bras et d’embrasser une insurrection aussi molle qu’une peluche souillée. On y trouve également le dessin d’un vomissement (William Wegman) et un panier à provision dans une célébration lamentable d’une consommation dépassée par ses propres excès. Chicken in a Basket (1989) de Cady Noland ressemble au panier repas d’un 1er janvier : poulet en caoutchouc dégonflé (et suicidaire), canettes de bières et drapeau américain froissé. La possibilité d’une fête n’est même plus une option tant l’œuvre s’accorde avec l’humeur gueule-de-bois de la récession économique qui sévit à ce moment-là.

Le débordement de stimuli médiatique serait aussi l’un des moteurs de cette stratégie de repli pathétique et abject. C’est du moins ce qu’entend souligner l’auteur dans son catalogue dont les mots portent l’odeur d’un constat de papa « l'ouragan médiatique auquel nous sommes confrontés quotidiennement sous la forme de la radio, des journaux, de la télévision et des panneaux d'affichage, aboutit à un confinement similaire - mais dans ce cas, l'immobilité qui en résulte est mentale plutôt que physique »2 . Le pathétique ouvre vers l’apathie. Ils sont d’ailleurs les deux faces d’une même médaille qui exalte la régression de l’âge bête. Être juste pathétique donne lieu à une forme de résignation à la manière d’un corps qui se laisse transporter par le courant en pleine mer, au lieu de le combattre, pour être ensuite ramener, exsangue et souillé, sur les rives du capitalisme névrotique. Être bête signifie légèrement autre chose (imaginez-vous être transporté.e. par ce même courant et d’avoir la force de sortir une énorme bouée gonflage en forme de hot dog). C’est du moins, cette possibilité que nous laisse entrevoir l’historien d’art Morgan Labar (aujourd’hui âge de 36 ans) lorsqu’il explore l’étendu critique de la bêtise.

Dans La Gloire de la Bêtise. Régression et superficialité dans les arts depuis la fin des années 19803 , Morgan Labar précise que les années 1990 constituent un tournant important pour les pratiques artistiques se concentrant sur des tropes traditionnellement considérés comme infantiles, régressifs et populaires : « La bêtise artistique s’est faite esthétique au sens lâche du terme : elle est entrée dans l’air du temps, non sans quelques allers retours avec la culture des mass media »4 . L’historien montre qu’elle va également de pair avec l’emploi privilégié de la notion d’âge bête, théorisé au même moment en psychologie et la naissance de programmes télévisuels tel Beavis and Butt-Head (en mars 1993) et des films tels que Slacker (1991) et Dumb and Dumber (1994). La bêtise offre une perspective critique pour celleux qui la parodie telles Paul McCarthy et Mike Kelley, qui rejouent dans Heidi (1992) les rapports de forces dans une famille défectueuse sur fond de névrose Disney. Ici, comme ailleurs, on « fait caca sur ses jouets » pour extirper l’enfance d’une mainmise perverse et pour sortir « l’enfantin » d’une version poétisée de l’enfance (l’exposition « Présumés innocents », au CAPC de Bordeaux (30 mai – 30 septembre 2000) avait pour ambition de remettre en question le mythe de l’innocence enfantine). Pour Morgan Labar, faire caca sur ses jouets est plus proche de l’infantile, donc de l’adolescence, voire d’un puérilisme assumé. On retourne dans l’enclos de l’âge ingrat pour régresser volontairement, et sortir son hot dog gonflage barbouillé de sauce ketchup le temps de se dégager des courants forts de la récession.  On surf, on coule, on remonte en pleurnichant tandis que sur la rive les respacé.e.s apathiques vous signalent une troisième voie : ni bête, ni apathiques mais un peu tout ça, la mignonnerie pubertaire rose bonbon.

Vue de l’exposition “Lily van der Stokker: mural and drawings”, Feature Inc. New York (1 mars – 16 avril 1992)

Vue de l’exposition “Lily van der Stokker: mural and drawings”, Feature Inc. New York (1 mars – 16 avril 1992)

Too Cute for School

La question serait dès lors : est-il possible de sortir des flots avec un aspect mignon, le chignon dressé et les poings déliés ? Dans la stratégie de sauvetage des affects adolescents, la candeur apparaît comme le parent pauvre des tactiques d’émancipation tant elle se heurte à l’incompréhension d’une époque qui préfère ériger la bêtise ou le mauvais en valeurs cardinales esthétiques. Autrement dit, si la stratégie artistique réfractaire du Pathetic Art domine une certaine partie de la scène artistique américaine, elle cohabite avec d’autres esthétiques majoritairement, voire exclusivement, dominées par les femmes. L’une d’elle, le Cutism ou Neo-Cutism5 , porterait « ce nouvel appétit candide pour la douceur et la lumière, cette lueur d’espoir prescrite par ce nuage sombre » 6 . L’autre, moins candide, discerne dans le comportement de la mauvaise fille une réponse équivalente au poids de l’apathie.

Au regard de la mignonnerie incarnée par des artistes telles Lily van der Stokker ou Lisa Yuskavage, la réception peut être parfois sévère. Peter Schjeldahl associe cette forme légère de puérilisme à un optimisme insurrectionnel quasi infantile dont la jovialité laisse transparaître un esprit pubertaire. Et pour cause : l’adolescence, dans son inacceptation sociale renvoi à une énergie perturbante et sexuelle qu’il convient, justement, de contenir. La puberté ne doit pas éclore. Si Mike Kelley l’associait à un esprit frappeur, à l’origine de forces occultes, Lisa Yuskavage la rend encore plus timorée dans une optique de contestation du regard masculin. Sa série de peintures The Ones That Don't Want To : Bad Baby (exposée pour la première fois à la galerie new yorkaise Elizabeth Gallery en 1993), créée un sentiment ambigu face à l’apparition de la figure juvénile féminine à la maladresse quasi grotesque. Si la tentative se place, pour l’artiste, du côté de la transposition en peinture des principes propres à la puberté - où se conjuguent l’affront et la gêne - elle se positionne aussi du côté, timidement féministe, de la riposte. Autrement dit, sa peinture semble dire : Bad Baby te regarde, toi, le spectateur universel masculin. Bad Baby (les quatre toiles sont des portraits en couleurs de jeunes filles) soutient le regard avec le même affront qu’une pré-adolescente voulant assumer sa sexualité à la manière d’Alice dans Une vrai jeune fille de Catherine Breillat. Mais dans les peintures de Lisa Yuskavage, le sexe est parfois à l’air et il ne se passe rien : tout, se joue, dans le poids de cette exhibition mi-figue mi-raisin et le regard de la fillette qui disparaît dans son arrière-plan mono chromatique. La puberté s’efface dans un océan de couleur. Lily van der Stokker reste, elle aussi, du côté de la mesure au risque d’être (injustement) vilipendé par le critique Peter Schjeldahl qui voit dans ses peintures murales colorées les « signes d'une libido si engorgée de bonne volonté puérile qu'elle en devient effectivement asexuée »7 où il serait « amusant et humiliant de s’y aventurer ».  Outre l’oubli à des références telle Barbara Kruger8 , cette remarque abrutissante oblitère le fait que l’artiste tire à profit la charge offensive du mignon, tel qu’il prolifère alors au japon (en pleine récession), avec la troisième vague d’une esthétique kawai9 . Elle occulte également la critique présente au sein d’une telle démonstration d’émois candides qui détournent les injonctions au bonheur des magazines à destination des adolescent.e.s10 . Elle signale, sans doute, que la riposte des femmes-artistes11 doit se situer ailleurs : dans une contestation assumée et sexuelle, adulte et féministe. En somme, il faut jouer la mauvaise fille pour être entendue.

Lisa Yuskavage, <em>The Ones That Don't Want To: Bad Baby</em>, 1991, Oil on linen, 86,7 x 76,2 cm. Private Collection

Lisa Yuskavage, The Ones That Don't Want To: Bad Baby, 1991, Oil on linen, 86,7 x 76,2 cm. Private Collection

Après la décennie des peintres néo-expressionnistes (« aux fantasmes sexuels d’adolescents »12 ), l’heure est à la « relocalisation de la femme et au retour ardent des problématiques identitaires où l’héritage féministe existe de manière simultanée » (Suzanne Hudson)13 . L’époque est marquée par l’apparition d’une série d’expositions intitulée « Bad Girls » (Institute of Contemporary Arts, Londres, 7 octobre – 5 décembre 1993 ; New Museum, New York, 14 – 27 janvier et 5 mars – 10 avril 1994 ; Wight Gallery,University of California, Los Angeles, 25 janvier – 20 mars 1994) qui portraiture la critique féministe sous les traits de la mauvaise fille, faisant apparaître à la surface une mentalité de « girls just wanna have fun »14 , piétinant la phallocratie. Ainsi, Nicole Eisenman, Nan Goldin et Sue Williams traitent de thématiques – sexe, drogue, violence qui constituent des sujets sans complaisance. L’œuvre Captured Pirates on the Island of Lesbos (1992) de Nicole Eisenman, joue sur les peurs de castrations masculines quand celle-ci n’est pas reproduite, physiquement dans l’espace de l’exposition avec la performance de Rachel Lachowicz15 . Dans ce contexte général, il semblerait que la dégradation et l’avilissement (ici du patriarcat), comme stratégies artistiques, devient également l’apanage de la revendication féministe et queer. Il n’est plus l’unique endroit d’une hégémonie blanche et masculine s’étant octroyé les attributs d’une bêtise infantilisante pour faire « tout casser et faire caca sur ses jouets »16 ou pour trainer, tant bien que mal, son immobilisme de circonstance. 

Rineke Dijkstra, <em>Kolobrzeg, Poland, July 23 1992</em>, 1992, photograph, c-print on paper mounted on aluminum, Tate.

Rineke Dijkstra, Kolobrzeg, Poland, July 23 1992, 1992, photograph, c-print on paper mounted on aluminum, Tate.

La condition nostalgique

Mais l’histoire ne s’arrête pas là car il serait trop facile de départager le camp des CuteLand, des PatheticLand et des Badland. Plusieurs étages sont encore à explorer pour sonder les tactiques de réactivation des affects adolescents au sein d’un capitalisme tardif cannibale et ravageur. Qui d’autres se laissent porter par le courant ? La quatrième voie qui nous préoccupe désormais donne une jolie place au souvenir. Là où le pathétique accable, le mignon assagi. Là où la mauvaise agace, la nostalgie fédère. Cette dernière partie met en lumière ce qui tourne en boucle dans nos (anciens) walkmans : les chansons de nos adolescences, et plus précisément la condition nostalgique de l’adolescence. Elle n’est pas authentique mais elle n’en demeure pas moins réelle dans le sens où elle sait produire un véritable déplacement dans un « soi d’avant ». L’historienne de l’art américaine Katy Siegel (alors âgée de 40 ans) fait d’ailleurs état de cette introspection dans un essai paru en 2001 portant sur le travail de la photographe Rineke Dijsktra17 . Pour l’auteure, l’artiste explore « les paradigmes de l’adolescence – frustration, bizarrerie et découverte de soi »18 tout au long de son œuvre et plus particulièrement avec The Buzz Club, Liverpool, UK / Mystery World, Zaandam, NL (1996-97). Mieux encore, l’artiste peut éprouver de nouveau la magie de son adolescence en travaillant sur l’adolescence d’autrui. En cadrant la danse de jeunes protagonistes à Liverpool et aux Pays-Bas dans un environnement musical proche de celui de son adolescence (la disco), Rineke Dijsktra revit ses premiers émois (musicaux, et probablement amoureux). Katy Siegel parle d’altérité introspective pour revivre cette adolescence « consciente, qui se répète » tout entière orientée vers l’expérience réitérée des premières fois. C’est également le constat qu’établit Tristan Garcia dans La Vie Intense19 , publié en 2016, ou encore celui avancé par Mark Leckey20 . La répétition n’est pas une mécanique c’est une prédisposition de l’adolescence dans la mesure où celle-ci devient l’endroit d’une récupération par les forces du marché qui nous abreuvent de reprises des tubes de nos adolescences. La société est ainsi reproductive de nos émois adolescents. En considérant l'adolescence comme le véritable siège des émotions humaines, la culture populaire fabrique l’expérience du souvenir et excelle en cela dans le primavérisme.21 Pour l’artiste britannique Mark Leckey, la magie relève d’un conditionnement technologique dont la mise en péril maintient un sentiment continu de  nostalgie.22 Autrement dit, la technologie possède une aura magique, quasi élégiaque, puisqu’elle nous permet de revivre nos souvenirs dans la mesure où celle si « stocke, et rejoue » nos tubes du passé sur des supports obsolètes (la cassette VHS avec sa pièce Fiorucci Made me Hardcore).23  L’expérience du souvenir est prête au réemploi : en faisant l’expérience de cet environnement du passé on fait également l’expérience de la mort d’une technologie. On tente, malgré tout, de sauvegarder nos émois, qu’ils soient artefacts musicaux ou linguistiques, tels les pseudos de Maëlle Poirier avant la disparition des blogs Skyblogs (qui a baissé le rideau en 2023, soit trois ans après la réalisation de sa pièce). La nostalgie n’est donc pas innocente, tout comme l’est l’apathie ou la bêtise : elles se logent et répondent à une logique capitaliste qui a fait de l’adolescence un sous-produit.

Molten Core, <em>Spitting in a clean glass and look afterwards</em>, 2021, 7'', écran lcd et matériaux divers.

Molten Core, Spitting in a clean glass and look afterwards, 2021, 7'', écran lcd et matériaux divers.

Résumons : l’adolescence est morte, longue vie à l’adolescence ! Les pratiques artistiques ont plus amplement opéré sous le signe d’une adolescence mise en sourdine, apathique et mollement contestataire qu’une véritable colère pubertaire qui externalise ses maux. À l’exception des postures des mauvaises filles, dont la charge critique est intimement liée à la constatation des formes de domination, le Pathetic Art et l’âge Bête avancent des stratégies de résignations ambigües où la chute dans une rage régressive signale un abandon des postes : on ne se bat plus. Les pratiques dites Cutist investissent le mignon comme charge offensive en détournant certains des stéréotypes associés à la puberté. Enfin, la promesse nostalgique associe l’adolescence à une logique capitaliste qui incorpore nos désirs d’intensité pour nous maintenir dans la quête éternelle d’une jeunesse retrouvée, elle même enchâssé à un conditionnement technologique en constante mutation. Plus globalement, l’adolescence serait un sous-produit du capitalisme, voire du capitalisme réaliste dont l’effet s’introduit dans nos corps et subjectivités (l’introduction de cet essai précisait d’ailleurs en préambule que l’adolescence était absorbable par ce système ; il est proposé ici qu’elle en serait le corolaire). Si l’adolescent.e est décrit comme mou et apathique, c’est qu’iel est construit et maintenu comme tel.le. Dans Le Réalisme Capitaliste (2009), Mark Fischer décrit un capitalisme tardif tout entier tourner vers l’assimilation de l’extérieur, « pré-incorporant » les possibilités subversives propre à la jeunesse et de ses idoles. Dans cette perspective déprimante, Kurt Cobain semble « articuler le découragement de la génération venue après l’histoire » 24 à l’image de l’épouvantail de Molton Core ou du poulet dégonflé de l’œuvre de Cady Noland. Ils sont exsangues, sans lendemain, sous Xanax, reflétant là aussi la réalité d’un capitalisme pharmacopornographique,25 qui cherche à contenir, chimiquement, ses sujets, avec, notamment, la pilule de l’obéissance26 . Mais ce constat, aussi lugubre soit-il, n’en est pas pour autant une fin en soi. Du moins, il ne fera pas l’objet de ma conclusion. Si j’écris ces lignes, aujourd’hui âgée de 37 ans (un âge proche de celleux qui ont théorisé sur l’adolescence) c’est justement pour naviguer dans cet âge en le sortant d’une catégorisation par tranche d’âge (en bref, pouvons-nous être adolescent.e après 18 ans ?). L’absence d’une crise d’adolescence, a sans doute propulsé cet élan de saisir ce qui se joue autour de moi, dans l’art contemporain alors même que les esthétiques teenage et Y2K m’étaient plus ou moins inconnues. Ma plateforme de programmation Extramentale est née, en partie de cette raison tout comme elle a voulu répondre à une urgence sociétale27 . Au fur et à mesure de ce travail, l’adolescence s’est avérée être le terrain de forces contraires : elle est à la fois une figure dominante (masculine, hégémonique, incarnée principalement par des artistes masculins américains) tout comme elle est l’endroit d’une entreprise de reconfiguration, de réinvention plurielle de soi.  Je pense ici à la remarque de Luca Frati (ancien.ne étudiant.e de l’ecal) sur la pluralité des printemps, un terme employé pour souligner l’éclosion des adolescences. Cette pluralité signifie que la transformation du corps peut être traversée, éprouvée à plusieurs reprises grâce à l’administration de testostérone ou d’ostéogène qui permet de vivre (et de revivre) des expérimentations de reconfiguration de soi en dehors des considérations des normes, y compris celles de l’âge. Devenir, défaire, revenir, devenir. Cette dynamique de gouvernance de soi tend à défaire le contrôle du genre et de l’âge afin de maintenir un corps vivant en éternelle transformation choisie, administrée.  Dans une autre mesure, le travail récent de Théophylle Dcx apporte une autre pierre à l’édifice primaveriste dans une perspective critique et émancipatrice. Dans son travail, notamment écrit, il retrace les affects et les violences de sa jeunesse, où les tubes de ses adolescences sont les sites de sa survie : une exploration, politique et humaine, rendue possible par un travail de relecture de ce qui a constitué ses jeunes années, dans un milieu homophobe stéphanois. Every time we Touch de Cascada, qu’il écoutait en boucle et fort, est sortie de la logique primaveriste : c’est une technique d’émancipation et de fédération joyeuse qui refuse l’emprise. CASCADA IS FUTURE28 (et Cascada est joie).   

NOTES
  1. Ralph Rugoff, 4 – 31 août 1990. Just Pathetic, cat exp. (Los Angeles: Rosamund Felsen Gallery) p.3.  Dans le catalogue d’exposition, Rugoff définit ainsi cette apparence dite adolescente : « Constructed with preterite materials, this work often seems laughably awkward, its gawkiness, both conceptually and physically, frequently gives it an adolescent appearance » (Construite avec des matériaux prétérités, cette œuvre semble souvent risible et maladroite, et son étonnement, à la fois conceptuel et physique, lui donne souvent une apparence adolescente).
  2. Ibid,.p.3
  3. Morgan Labar, La Gloire de la Bêtise. Régression et superficialité dans les arts depuis la fin des années 1980 (Dijon : Les Presses du réel, à paraître).
  4. Ibid., p.15
  5. Peter Schjeldahl, Columns & Catalogue (New York: The Figure,1994), p.59. Dans sa colonne du 18 février 1992 «Allen Ruppersberg : Personal Art » le citique d’art New Yorkais affirme voir le retour d’un Cutism (Mignonnerie) dans la jeune scène artistique gravitant autour des galeries telles Feature, 303, American Fine Arts, Cugliani, Hearn, Gorney and Andrea Rosen. Il poursuit :  « much of it is a variant – whose doyen is Mike Kelley – that I think of Rancid Cutism, fascinated with the emotion of treacly stuff » (Il s'agit en grande partie d'une variante – dont le doyen est Mike Kelley – je pense alors à un Rancid Cutism, fasciné par l'émotion des choses tristes).
  6. Ibid., p.63
  7. Ibid., p.65
  8. Lily van der Stokker et B. Wurt, « Lily van der Stokker interviewed by B. Wurtt », entretien réalisé à l’occasion de son exposition personnelle à la galerie Feature (1 mars – 16 avril 1992) https://www.contemporaryartlibrary.org/project/lily-van-der-stokker-at-feature-inc-new-york-1204. Elle y évoque la pratique de femmes-artistes qui se sont tournés vers les mots dans les années 80, sans spécifier Barbara Kuger. Il est important de noter que l’artiste a eu une exposition avec la galerie Air de Paris à Nice la même année (1992).
  9. Kumiko Sato, “From Hello Kitty to Cod Roe Kewpie, A postwar cultural history of cuteness in japan”, Education About Asia (Volume 14:2, 2009), p. 40
  10. Nous entendons la naissance de médias spécifiques à l’adolescence qui sont apparus aux Etats-Unis à partir des années 40. Le magazine Seventeen, lancée en 1944 célébrait alors le pouvoir économique d’une nouvelle génération avec ses « Young fashions & beauty, movies & music, ideas & people ».  Cf. John Savage, Teenage, the creation of youth, Penguin Group, 2007. p.448
  11. Griselda Pollock emploie à dessein « femmes-artistes » afin d’éviter de disqualifier les femmes dans leur statut d’artistes car la formule implique automatiquement que les artistes sont des hommes.
  12. Suzanne Hudson, “A Comma in the Place Where a Period Might Have Gone”, dans Katie Siegel (ed.), The Heroine of Paint after Frankenthaler (New York: Gagosian, 2015), p.229.  Julian Schnabel, Eric Fischl, Francesco Clemente se sont, pour l’autrice, : “indulged in large scale panels given over to adolescent sexual fantasies and hyberbolic reimaginings of olden myths” (se sont livrés à de grands panneaux consacrés à des fantasmes sexuels d'adolescents et à des imaginations hyberboliques de mythes anciens).
  13. Ibid., p.227
  14. Ibid., p.25. Pour beaucoup de critiques, dont Jan Avgikos dans Artforum, cette série d’exposition rendrait le travail de ces artistes « trivial ».
  15. Rachel Lachowicz et sa performance Red Not Blue (Shoshana Wayne Gallery, Santa Monica,1992, dates inconnues)
  16. Cf. Morgan Labar, La Gloire de la Bêtise…, op. cit., chap. 1, et l’article « Tout casser et faire caca sur ses jouets » dans Emma Bigé et Barbara Satre (dir.), Cahiers Mésozoaires, n°0 « DESTRUCTIONS », Aix-en-Provence, 2021 (p. 83-90).
  17. Katie Siegel, "Real People” dans Rineke Dijsktra, Portraits (Berlin : Hatje Cantz Verlag 2001)
  18. Ibid. Dans son essai, Siegel fait état également de plusieurs autres photographes qui ont étudié à la Yale au milieu des années 90 avec Gregory Crewdson (Anna Gaskell, Dana Hoey, Malerie Marder et Katy Grannan) et dont le travail s’intéresse à l’adolescence. D’autres pratiques artistes affleurent sans son essai, tels les croquis de carnet de mode de Karen Kilimnik et les portraits de rock star au destin tragique d’Elizabeth Peyton.
  19. Tristan Garcia, La Vie Intense, une obsession moderne. Paris : Autrement, 2016.p.128 : « La fétichisation dans la culture pop d’aujourd’hui de l’âge adolescent comme vérité des sentiments humains, par exemple, relève de ce « primavérisme ».
  20. Marc Leckey, « I feel Superseded by TikTok » dans Elephant Magazine (13 septembre 2021) https://elephant.art/mark-leckey-i-feel-superseded-by-tiktok/
  21. Le primaverisme signifie printemps et vérité. Pour Tristan Garcia, est appelé primaveriste « cette tendance de l’homme intense qui ne peut pas se satisfaire du progrès, qui consiste à attribuer à la première expérience, et par extension (…) à la puberté, une vérité supérieure. Est « primaveriste » celui qui estime qu’au fond rien n’est jamais plus fort que ce qui commence, et que tout ce qui progresse, grandit, se développe, ne fait jamais que perdre en intensité. » Tristan Garcia, op.cit. p. 128
  22. Fiorruci Made me Hardcore (1999) l’une des œuvres phares de l’artiste, consiste en un enregistrement d’images provenant de cassettes VHS qui propose un aperçu quasi chronologique de trente années de culture club britanniques (de la soul des années 70 à la culture rave des années 90). L’œuvre suscite et l’un attrait autant pour sa technologie d’antan (VHS) et la nostalgie des années 90 – la jungle, la musique garage. Ainsi, l’expérience même de l’écoute ou du visionnage de cette culture, à travers un grain VHS, étoffe d’avantage l’expérience nostalgique.
  23. Marc Leckey, « I feel Superseded by TikTok » dans Elephant Magazine (13 septembre 2021) https://elephant.art/mark-leckey-i-feel-superseded-by-tiktok/
  24. Mark Fischer, Le Réalisme capitaliste, n’y-a-t-il aucune alternative ? (Genève : Entremonde, 2018) p.15 (Édition originale publié par Zero Books en 2009)
  25. Paul B. Preciado,Testo Junkie,sexe, drogue et biopolitique (Paris : Grasset, 2008). p.32-33. Il entend par « pharmacoporgraphique » le régime postindustriel global et médiatique dont la pilule, les antidépresseurs et Playboy sont paradigmatiques. Il prend pour référence les processus de gouvernement de la subjectivité qui se définissent par les substances qui dominent leurs métabolismes.
  26. Ibid.  Dans son livre, il fait état de ces statistiques « Au début du nouveau millénaire, quatre millions d’enfants sont traités à la Ritaline pour hyperactivité et pour le syndrome nommé « déficit d’attention » et plus de deux millions d’enfants consomment des psychotropes destinés à contrôler la dépression infantile ».
  27. Julie Ackerman & Julia Marchand « Pourquoi le monde de l’art est-il fasciné par l’adolescence » (2020) accessible en ligne https://magazineantidote.com/art/adolescence-julia-marchand-extramentale/
  28. Théophylle Dcx, Rose 2 Rose, (Édition Burn-Août, 2023), p.25

Julia Marchand est commissaire d’exposition et directrice artistique d'Extramentale, qu'elle a fondée en 2016 pour analyser les esthétiques adolescentes dans le champ des arts visuels. Entre 2015 et 2023, elle est commissaire d’exposition à la Fondation Vincent van Gogh Arles où elle conçue et accompagnée plus de vingt-cinq expositions dont Laura Owens & Vincent van Gogh (2021), La Vie Simple – Simplement la Vie (2019), James Ensor & Alexandre Kluge : Siècles Noirs (2018) et Niko Pirosmani : promeneur entre les Mondes (2019). Elle a mené un symposium de recherche et de performances sur le carnavalesque au Centre Pompidou (2020) et travaille régulièrement avec la scène géorgienne. Le jeu vidéo TVSF  - The Very Scary Forest de Saradibiza, produit par Extramentale est présenté, jusqu’en janvier 2024 dans l’exposition Worlddbuilding au Centre Pompidou Metz.