La force de l’âge : Ce que l’histoire nous dit de la jeunesse

Ludivine Bantigny

03/01/2023

« Une invention moderne »1 : telle était la manière dont l’historien John R. Gillis avait qualifié, dans les années 1970, la jeunesse qu’il prenait pour objet. Paradoxe que cette formule : comment la jeunesse, cet âge de la vie, stade de l’évolution physiologique de tout individu, pourrait-elle être non seulement historiquement déterminée, mais encore d’avènement récent ? Le paradoxe n’est tel qu’en apparence : s’il y a bien une réalité biologique et anthropologique dans « la jeunesse », l’intérêt historique se tourne quant à lui vers la création sociale qu’elle représente, en tant que catégorie sociologique dont la justesse même est à interroger. De fait, c’est en ce point que la recherche et l’écriture historiques peuvent être les plus utiles. Elles permettent en effet de relativiser le substantif « jeunesse », qui réifie une entité, lui attribue une unique identité et gomme sa diversité. Elles offrent d’en historiciser les processus de construction, d’identification et d’assignation. Partant, entre une approche essentialiste réduisant la jeunesse à un invariant qui existerait de tout temps, et une méthode constructiviste n’y voyant qu’une pure représentation, il y a place pour une démarche soucieuse d’interroger ce découpage du monde social en tranches d’âge, d’étudier les rapports entretenus entre ces catégories et les jeunes eux/elles-mêmes, enfin de mieux cerner les effets politiques des discours idéologiques exaltant ou stigmatisant « la jeunesse » à plus ou moins bon escient.

« La jeunesse » semble exister de toute éternité. Pourtant, contre cette évidence supposée, il faut bien affirmer que la jeunesse est un âge social et historiquement déterminé. Même dans ses contours biologiques, elle est relative et évolutive. En témoigne l’entrée dans la puberté : l’âge moyen des premières règles se situait autour de 16 ans au XVIIIe siècle, il s’établit à 12 ans dans la plupart des pays occidentaux aujourd’hui et ne cesse de s’abaisser. Des études récentes menées en Inde ont constaté en ce domaine un écart de trois ans entre populations favorisées et défavorisées : la situation sociale conditionne aussi la puberté. Il en va de même pour l’adolescence, qui paraît au premier abord communément partagée. Des anthropologues2  ont pourtant souligné que les notions d’adolescents et d’adultes n’ont pas lieu d’être dans certaines sociétés : le seul critère valable sépare initiés et non-initiés, dans le cadre de rituels rigoureusement dessinés. L’adolescence, ainsi, n’est pas de tout temps. Car on ne peut la vivre pleinement que lorsqu’on n’est pas happé, au sortir de l’enfance, dans le monde du travail, lorsqu’on peut profiter au contraire d’une autonomie et de sociabilités spécifiques à cette communauté de l’âge. À la fin du XIXe siècle, les jeunes ouvriers ne sont pas qualifiés d’« adolescents » : ils sont de « jeunes gens » ou même des « gamins ». Le terme « adolescents » est réservé aux milieux sociaux les plus aisés, désignant un véritable âge de classe : celui de la jeunesse bourgeoise. L’adolescence d’un nombre toujours plus important de jeunes, au XXe siècle, a été permise par un bouleversement radical des structures sociales, en particulier par la prolongation de la scolarité.

Certes, la modernité n’a pas inventé la jeunesse. On la voit bien, vive et organisée, durant l’Ancien Régime lors des carnavals, des charivaris, des fêtes de la Saint-Jean ou du « mois de Marie ». La jeunesse revêt une fonction sociale. Si ces pratiques s’étiolent au XXe siècle, on les retrouve presque intactes dans certains rites de passage, tels que la conscription pour les jeunes hommes de vingt ans destinés au service militaire. Faire ses premières armes revient à faire ses preuves, à montrer qu’on est un homme : adulte et viril. Rien d’étonnant dès lors que ce « bon pour le service » soit assimilé par ces jeunes gens à un « bon pour les filles », porté souvent fièrement au revers du vêtement. Pour les jeunes filles, il n’est rien d’équivalent : seul le mariage sonne l’heure d’une sortie de la jeunesse, dont la « Sainte-Catherine » fixe la limite à 25 ans. La solennité de ces rites a elle aussi disparu, avec la fin du service militaire obligatoire en 1996 et le recul de l’âge du mariage. Parallèlement, avec la crise, l’accès à l’indépendance professionnelle, financière et familiale est repoussé : la jeunesse en est étirée d’autant, signe que son extension varie avec le temps.

Les usages de l’âge

La jeunesse est un âge social, de surcroît, parce qu’il est socialement différencié. Selon l’appartenance, elle n’est pas vécue, pensée ni perçue de la même façon. Quoi de commun, en effet, au cours du siècle dernier, entre les jeunes travailleuses et travailleurs, à la terre et à l’usine, et les étudiant-es issu-es des milieux les plus favorisés ? Les premiers connaissent des semaines de travail qui peuvent aller jusqu’à quarante-cinq heures et servent souvent de variable d’ajustement ; iels subissent en outre des « abattements d’âge », amputant leur salaire au nom de leur jeunesse. Les seconds sont très longtemps minoritaires dans la société : en 1968 encore, les étudiant-es représentent 12 % d’une classe d’âge seulement. Depuis, la prolongation des études a vu cette situation évoluer : en France, on comptait moins de 30 000 étudiants en 1900, 70 000 au milieu des années 1930, 100 000 après la Seconde Guerre mondiale, 500 000 en 1968 et 3 millions désormais. Il n’en reste pas moins que, même parmi les étudiant-es, les contrastes sociaux demeurent, empêchant d’y voir une jeunesse homogène et unifiée : moins de 25 % des jeunes dont les parents sont ouvriers ou employés décrochent un diplôme, contre 80 % des jeunes dont les parents sont cadres, enseignants ou membres de professions libérales.

Historiciser les usages de l’âge, en l’occurrence du « plus bel âge »3  – une expression que Paul Nizan n’employait pas sans aussitôt la critiquer –, revient aussi à en relativiser la nouveauté. Face au marronnier médiatique que constitue la jeunesse – médiatisation forcenée dont on peut bien sûr faire l’histoire –, l’histoire apporte la distance temporelle. Ce qui apparaît trop souvent à maints commentateurs comme inédit et inouï, suscitant parfois leur désarroi, peut au contraire être resitué dans une évolution qui en montre les permanences, en minimise la dimension insolite et souvent jugée dramatique. Pour exemple, les déplorations récurrentes sur la délinquance juvénile et la « jeunesse dangereuse » méritent une telle mise en perspective pour en dépassionner l’intérêt. En compagnonnage avec d’autres sciences sociales, l’histoire travaille certes à analyser les statistiques en la matière, mais aussi les conditions de leur élaboration, insistant sur la place des institutions (police et justice surtout) qui rendent ces jeunes plus visibles. Dans un autre registre, l’approche historique aide à cerner les origines d’une « culture juvénile » spécifique. Elle peut ainsi démontrer sa fondamentale pluralité tout en soulignant, là aussi en résonance avec la sociologie, que s’il existe bien une complicité d’âge, les pratiques culturelles ne s’y réduisent évidemment pas. La « culture adolescente ne constitue jamais le tout de la culture des adolescents »4 , avait fortement insisté le sociologue Jean-Claude Chamboredon dès 1966, dénonçant par là l’« illusion culturaliste » qu’il y aurait à imaginer une homogénéisation de « la jeunesse » par un marché de la mode et des comportements culturels. Certes, il apparaît essentiel de se pencher sur les évolutions et les rythmes de cette culture des pairs qui a pour partie rompu avec celle des pères – soit avec la tradition de la transmission par l’autorité. À cet égard, l’étude des sociabilités propres à l’âge socioculturel de l’adolescence mérite d’être menée. Il n’en demeure pas moins que les interactions et autres connexions de ces attitudes spécifiques avec celles d’autres catégories, le lien surtout entre pratiques culturelles et appartenances sociales, contribuent à en relativiser l’exclusivité.

Une telle mise à distance de la catégorie « jeunesse » ne signifie pas pour autant qu’il faille en bannir l’usage et donc l’étude. Il est bien des domaines où elle démontre sa pertinence, quand bien même il s’agirait toujours d’insister sur son hétérogénéité. Ainsi, le rapport des jeunes au travail, l’entrée dans la vie professionnelle, la socialisation par le métier constituent-ils de bons postes d’observation pour une histoire sociale et culturelle de la jeunesse. En l’occurrence, leur étude apprend certes à reconnaître d’importantes évolutions (comme le bannissement progressif du travail des enfants et des adolescents), mais finalement surtout une continuité insistante : la jeunesse comme variable d’ajustement. L’histoire de l’apprentissage, des abattements d’âge, du chômage, celle de la flexibilité et de la précarité, indiquent de fait que les jeunes connaissent en ce domaine un handicap particulier : un préjudice de l’âge. De surcroît, les politiques publiques d’insertion professionnelle contribuent à instituer et même à institutionnaliser la précarité comme spécificité attachée à cette tranche d’âge. Sous couvert d’aider les jeunes, toujours aux premières loges de l’austérité lors de difficultés économiques passagères ou de longue durée, ces politiques en effet naturalisent le lien entre temps social de la jeunesse et temps haché de l’instabilité ; elles l’imposent comme une sorte de fatalité, ainsi qu’en témoignent les divers avatars des « emplois jeunes » incessamment déclinés et renommés.

La politisation, les mobilisations, l’entrée en engagement, constituent autant de domaines où l’étude historique des pratiques juvéniles s’avère être tout aussi intéressante. Elle convie à nuancer certains clichés au ton essentialisant – les jeunes seraient par nature révolté-es, insurgé-es, contestataires et protestataires, plus à gauche que leurs aînés ; une fois de plus, la démarche historique aide à démonter ces idées reçues, non sans retenir la part en elles de justesse relative. Car s’il n’y a pas de ce point de vue non plus « une jeunesse », il est vrai que les jeunes politisés témoignent bien souvent de pratiques sinon spécifiques du moins privilégiées : la fréquente abstention électorale au profit d’autres attitudes politiques telles que les manifestations, parfois même les occupations, certaines formes de démocratie directe, la prise de risque, les heurts ponctuels avec les forces de l’ordre. On reconnaîtra que ces pratiques sont liées à la situation sociale que leur réservent leur âge – faibles responsabilités familiales, sentiment de n’avoir, au moins provisoirement, « rien à perdre » – mais aussi, en ce qui concerne les rapports violents lors des affrontements, un certain état physique – la jeunesse de leur corps, sans la naturaliser, ne devant pas être pour autant négligée. L’effet d’âge est important ici, qui favorise l’ouverture à l’expérimentation d’un temps différent, une étape de la vie où le goût de l’extra-ordinaire est le moins entravé. L’entrée dans l’adolescence constitue de fait un basculement dans un temps différent, où le potentiel conflictuel est grand. Si les jeunes votent moins en moyenne que le corps électoral dans son ensemble, iels adoptent d’autres modes de politisation, parfois plus intenses et affirmés. Il n’y a certes pas lieu d’entériner une vision homogène, psychologisante et en elle-même dépolitisante de ces engagements : lesquels ne sont pas une question d’hormones ni de crise d’adolescence évidemment, comme on l’entend pourtant trop souvent dans certains dénigrements…

Si la jeunesse est donc pour partie un mythe – objet d’histoire en lui-même singulier –, les jeunes campent tantôt le rôle d’espoir, tantôt celui de repoussoir. Iels incarnent un temps social et culturel tissé de sociabilités particulières, maîtrisent les codes d’un entre-soi spécifique, que les flaireurs d’aubaines économiques s’efforcent de transformer en marché. Iels inventent ou renouvellent certaines formes d’engagement, entre reprises d’héritage et aspiration au nouveau. C’est l’évidence, l’historien-ne ne les aborde pas sans prudence, pour ne pas les singulariser à l’excès. Néanmoins, à travers eux, ce sont des enjeux socio-politiques dépassant la jeunesse mais partant d’elle, qu’il lui est permis d’étudier.

Jeunes maquisards, Haute-Loire, 1943. Coll. Mémorial de la Shoah.

Jeunes maquisards, Haute-Loire, 1943. Coll. Mémorial de la Shoah.

Insolences et résistances

Insolents, récalcitrants, rebelles au pouvoir – et plus encore quand il est autoritaire : si de telles épithètes ne peuvent certes pas qualifier les jeunes, elles sont assurément appropriées pour décrire celles et ceux d’entre eux qui, pendant les années sombres de l’Occupation, bravent l’ordre réactionnaire de Paris et de Vichy. Les « zazous » en sont un exemple frappant. Provocateurs, porteurs de tenues vestimentaires et capillaires en elles-mêmes contestataires (pantalons en tuyaux de poêle, pochettes de couleurs vives et cheveux longs), amateurs de jazz honni par le régime pétainiste comme « musique de nègres », traitant Pétain de « Connétable du Déclin », les zazous sont des résistants à leur manière. Surtout lorsqu’il leur arrive de porter au revers de leur veste une étoile jaune subvertie, marquée « zazous », en solidarité avec les juifs persécutés. Révoltés, ces jeunes refusent d’être étiquetés selon les normes d’identité – une jeunesse saine, obéissante et laborieuse – prônées par les autorités.

Au-delà, la jeunesse de la Résistance est un phénomène remarquable. « L’armée des ombres est une armée d’enfants » a pu en dire Daniel Cordier. La première grande manifestation d’hostilité au Maréchal et à l’occupant est une manifestation de jeunes, plus spécialement de lycéens et d’étudiants : elle a lieu le 11 novembre 1940, sous les mots d’ordre « À bas Pétain », « À bas Hitler » ; de tels rassemblements ont lieu à Paris, mais aussi à Compiègne, Nantes, Dijon ou encore Rouen. Pour avoir participé à l’un de ces rassemblements, le 13 août 1941, Henri Gotereau et Samuel Tyszelman sont exécutés. De l’autre côté du Rhin, les jeunes résistants de la « Rose blanche » sont décapités à l’hiver 1943 ; Bartholomäus Schink est, lui, pendu en place publique à Cologne le 10 novembre 1944 pour avoir lancé dans la gare de Cologne des tracts dénonçant le pouvoir hitlérien. Si les réseaux résistants sont surtout composés d’adultes expérimentés pour des activités complexes et techniques comme le renseignement ou l’organisation de filières d’évasion, les mouvements quant à eux comptent de très nombreux jeunes pour attaquer des trains et fabriquer des journaux clandestins, tout comme les maquis, notamment – mais pas seulement – pour ceux qui ont échappé au Service du travail obligatoire (STO). La France Libre accueille bien des mineurs dans ses rangs : plus du tiers de ses membres a moins de 21 ans. En 1944, parmi les volontaires de la Colonne Fabien, la moyenne d’âge est de 24 ans.

Des lycéens et étudiants s’engagent dans la Résistance – et des établissements scolaires porteront plus tard leur nom, tel Pierre Alviset, jeune résistant du réseau « Défense de la France » fusillé à 20 ans par les troupes allemandes, le 16 août 1944. En cette même année 1944, Paul Éluard compose le poème « Les Armes de la douleur » qu’il dédie à Lucien Legros, l’un des résistants du lycée Buffon à Paris, « mort pour ses dix-huit ans » : « Cet enfant aurait pu mentir/ Et se sauver/ Cet enfant n’aimait pas mentir/ La molle plaine infranchissable/ Cet enfant n’aimait pas mentir/ Il cria très fort ses forfaits ». Puis « L’Avis » : « Il n’avait pas un camarade/ Mais des millions et des millions/ Pour le venger il le savait/ Et le jour se leva pour lui ». Une exécution comme un jour qui se lève : en effet, ces très jeunes gens associent souvent leur mort à une rédemption qui transcende leur disparition. Leurs derniers mots alors se conjuguent au futur : « la vie sera belle. Nous partons en chantant », écrit Pierre Benoit à ses parents ; « vous ne devez pas vous attrister mais être gais au contraire, car pour vous viennent les lendemains qui chantent », annonce Thomas Ellek à ses amis avant d’être fusillé le 21 février 1944, à 20 ans ; « le principal est d’avancer toujours de l’avant, d’étape en étape, de relève en relève, nous arriverons au bout. Alors plus rien ne brimera ma joie », assure aussi Elie Wallach quelques heures avant son exécution le 27 juillet 1942, à 21 ans. On ne saurait négliger le poids des facteurs sociaux qui, sans faire de la jeunesse une qualité singulière, lui permettent de s’engager dans des conditions particulières. L’écrasante majorité des engagés – 87 % dans la France Libre en 1943 – ne sont pas mariés. Les jeunes sont aussi davantage discriminés sur le marché du travail, plus touchés par le chômage et affectés par les mesures visant à les transformer en main-d’œuvre au service de l’occupant. Il leur est moins difficile de tout quitter, par rapport aux mieux installés. Cela reste relatif cependant, car il s’agit toujours d’un terrible arrachement. Là encore l’âge n’explique pas tout.

Blousons noirs, Pré Saint Gervais, circa. 1960. © André Lefebvre pour Paris Match

Blousons noirs, Pré Saint Gervais, circa. 1960. © André Lefebvre pour Paris Match

Entre inquiétude et sollicitude

 1944 : la Libération annonce l’avènement d’une ère nouvelle. Soucieux d’effacer un sombre passé mais pleinement confiants dans l’avenir, bon nombre de ses acteurs imaginent une véritable révolution politique, sociale et culturelle. Or, à leurs yeux, la « jeunesse » peut en être plus que le support ou le vecteur : l’incarnation. Durant cet après-guerre et tout au long des années 1950, les enquêtes et les ouvrages de toute nature sur les jeunes font florès. « La jeunesse » devient un objet de discours et même un phénomène social. Elle est en quelque sorte lue comme un présage : dans ses mœurs et ses valeurs réside l’avenir du pays. Innocente des affres de la guerre, elle apparaît pure, à la différence des adultes qui en portent les stigmates et la culpabilité. Parallèlement s’opère l’entrée des sociétés occidentales dans une modernité complexe, qui met en jeu une technicité croissante. Une idée hante les contemporains, celle d’une accélération irrémédiable de l’histoire, qui viendrait creuser le fossé entre les générations. Les plus jeunes sont dès lors considérés comme les plus à même de s’adapter aux exigences nouvelles d’un monde en mutation. C’est la jeunesse, pense-t-on, qui aidera non seulement à reconstruire la France, mais à la réhabiliter. C’est elle qui lui donnera le visage de la modernité. C’est elle qui lui apportera revitalisation et régénération. Dans ces discours et ces postures, « la jeunesse » apparaît tout à la fois comme mythe et comme utopie. Cela ne signifie pas pour autant que ces jeunes aient été épargnés par la Seconde Guerre mondiale. Enfants, ils ont souffert dans leur corps des privations et du rationnement ; ils ont vécu l’Occupation dans l’angoisse partagée par tous ; ils ont perçu leur pays comme écrasé militairement et humilié politiquement, par la présence de troupes étrangères et dominatrices ; mais encore ils ont souvent vu leurs pères eux-mêmes brisés et abaissés ; ou bien ils ont vécu dans l’absence de ces pères, prisonniers en Allemagne. Partant, deux attitudes se dessinent. L’une s’attache à vanter les mérites d’une jeunesse saine, dont les qualités vont à la fois permettre et symboliser la reconstruction de la France. L’autre s’inquiète d’une face plus trouble, d’une jeunesse dangereuse ou en danger, voire « en danger de devenir dangereuse » — selon le mot de Jacques Donzelot. D’un côté, donc, essayistes, journalistes, responsables politiques, experts de toutes sortes s’affairent à voir dans la jeunesse un symbole du nouveau et du renouveau tant attendus ; ils travaillent ainsi à lui conférer une place inédite. À cet effet, différentes mesures sont mises en œuvre : service civique de la jeunesse, maisons des jeunes et de la culture, politiques de la jeunesse.

D’un autre côté, l’inquiétude, sociale et morale, prédomine. Certaines figures juvéniles deviennent de ce point de vue mythiques. Brigitte Bardot perturbe la représentation de la jeune femme, normalement destinée à être une épouse et mère ; « BB » choque et bouleverse par sa nature de « femme-enfant », mêlant la fraîcheur de la jeunesse et la provocation d’un corps comme naturellement voué à la sensualité et à l’érotisme. Françoise Sagan, pour sa part, a tout juste dix-huit ans à la sortie de son premier livre en 1954, Bonjour tristesse, succès phénoménal et mondial ; ses romans campent de jeunes personnages, et en particulier de jeunes filles, cyniques, désabusés et dépravés. Le film de Marcel Carné Les Tricheurs, sorti sur les écrans français en 1958, provoque un esclandre national en mettant en scène « une certaine jeunesse », familière de Saint-Germain-des-Prés, attachée à ne se vouer qu’au sexe et à toutes sortes de plaisirs jugés faciles et futiles. Enfin, les films de la Nouvelle Vague, en particulier À bout de souffle (1960) de Jean-Luc Godard, Les Cousins (1959) ou Les Godelureaux (1961) de Claude Chabrol, dans un style résolument plus moderne, renforcent encore le trait, avec leurs jeunes gens épris de vitesse et d’amoralisme insolent. Autant d’images qui, si elles ne représentent qu’une très mince fraction de la jeunesse française, attisent l’inquiétude et font croire en une « crise de la jeunesse ».

La presse se repaît dans le même temps de certains scandales impliquant des adolescents meurtriers, mais aussi de « jeunes voyous » et autres déviants, que l’on dénomme « J 3 » en souvenir de l’Occupation — parmi les catégories du ravitaillement fixées en 1940 et 1941, les « J 3 » étaient les adolescents des deux sexes âgés de 13 à 21 ans. La délinquance juvénile de l’après-guerre est alors souvent interprétée comme une séquelle de la guerre, des foyers séparés, des trafics liés au marché noir, du relâchement du contrôle familial. La figure du « blouson noir », soigneusement décrite voire en partie construite par les médias, prend le relais à partir de l’été 1959, et alimente l’anxiété sociale.

De fait, le nombre de mineurs jugés par les tribunaux ne cesse de progresser : 13 000 en 1954, 26 000 en 1960. L’explication démographique ne vaut pas ici, le taux d’augmentation de la délinquance juvénile étant près de deux fois supérieur au taux d’accroissement de ces classes d’âge. L’apparition de nouvelles formes de délinquance, en particulier le vol de véhicules — et notamment de scooters —, symbole d’une société se modernisant, en est un facteur explicatif parmi d’autres. Il convient de le corréler à une plus grande détection des délits, consécutive à la spécialisation des services de police et de gendarmerie en « brigades de mineurs ». Surtout, l’ordonnance de 1945 réforme considérablement la justice des mineurs et l’Éducation surveillée ; l’officialisation du juge et des tribunaux pour enfants fait augmenter mécaniquement les statistiques. Par là, le nombre d’interpellations et le nombre d’affaires non-classées, pour des raisons purement internes aux institutions policière et judiciaire, favorisent largement cette hausse. Les chiffres circulent ensuite d’article en article, de livre en livre, sans plus de considération sur les conditions de leur élaboration. Il semble en fait que l’essentiel des problèmes qui touchent les jeunes au plus près soit ailleurs : dans la tourmente de la guerre.

Une autre guerre

La guerre d’Algérie est une guerre de jeunes, menée d’abord par le contingent des soldats de vingt ans. L’état-major de l’armée française en a conscience et en tient compte, tant dans l’instruction civique qu’elle prodigue aux jeunes recrues que dans leur formation au combat. Elle s’adresse à des jeunes gens qui ont connu la guerre enfants et dont les pères ou les grands frères ont été, ou auraient pu être, des résistants. Durant les classes se multiplient les références à cette autre guerre toute proche, aux exploits de leurs « frères aînés, combattants des maquis ou des armées de libération, les glorieux soldats de Bir-Hakeim, du Zaghouan, de Garagliano, du débarquement et de Rhin et Danube ». Des « causeries-veillées » sont organisées dans les casernements ; d’après les directives officielles, des lettres de jeunes résistants fusillés doivent y être lues à haute voix. La propagande militaire repose pour une part sur l’idée de dette et du flambeau qu’il faut transmettre : les soldats du présent sont tenus pour « responsables » vis-à-vis des morts du passé.

Pareilles références sont censées éveiller auprès des jeunes Français l’exaltation patriotique de leurs aînés morts pour la France. Soldats perdus, plongés le plus souvent dans l’ignorance de l’évolution du conflit, les appelés — 1,2 million de jeunes gens — ont encore à s’interroger sur la réalité qu’ils vivent : une guerre, ou non ? Parce que son nom est masqué derrière toutes sortes de litotes, les jeunes happés par le conflit algérien manquent de repères : la doctrine officielle du « maintien de l’ordre » et de la « pacification » contribue à faire naître l’incertitude. D’aucuns réalisent cependant qu’ils sont en guerre à peine le pied posé sur le sol algérien : des convois puissamment armés attendent les jeunes recrues tout juste débarquées pour les conduire dans leurs casernements. D’autres éprouvent ce sentiment lorsqu’ils voient leur premier mort.

Dès lors, pour nombre de ces jeunes, la guerre d’Algérie est faite de métamorphoses intimes. La plus marquante — et la plus tragique — est sans doute le risque perpétuel de sombrer dans l’indifférence ou le cynisme, de consentir à la violence aveugle et d’en revenir traumatisé. La sensibilité progressivement émoussée peut enfanter une distance à la souffrance et à la mort de l’autre, vécue sur le mode d’une terrible accoutumance : « Chaque jour, je découvrais les horreurs de la guerre, je ne les approuvais pas, mais je m’y accoutumais, et cela était presque pire »5 , relève l’un d’eux, Jean-Baptiste Angelini. Ainsi, le long service militaire que ces jeunes connaissent alors – vingt-huit mois en moyenne –, ponctué d’ennui, d’étiolement moral, de l’affliction d’être séparé des siens, et la guerre elle-même, avec ses dangers et ses traumatismes, creusent en eux un sillon douloureux, approfondi par le silence dont ils sont le plus souvent entourés à leur retour, et qu’ils s’imposent aussi, pour beaucoup, à eux-mêmes. La guerre d’Algérie précipite chez ces appelés une sorte de vieillissement prématuré. Fort nombreux sont ceux qui l’évoquent, chacun à sa manière : « nous y avons laissé notre santé, nos illusions de jeunesse » ; « près de deux années de jeunesse réduites à rien et effacées » ; « le sentiment nous tenaillait qu’une partie de nous-mêmes était restée en AFN [Afrique française du Nord], accrochée à deux ans de notre jeunesse ».

Culture de jeunes, culture de masse

Le rajeunissement massif de la population française s’impose désormais grâce au « baby-boom », le nombre des 15-24 ans passant de 6 millions en 1954 à 8 millions en 1968. Mais la démographie n’éclaire en l’occurrence pas tout. Fait majeur, la jeunesse occidentale a à présent une jeunesse : à la phase biologique de l’adolescence correspond désormais pour beaucoup un temps social et culturel, fait de loisirs et de sociabilités spécifiques, permis par l’entrée plus tardive dans l’activité professionnelle et par l’avènement d’une « société de consommation », tout à la fois convoitée et contestée. Un marché de la culture juvénile apparaît, offrant les codes d’une complicité d’âge. Dans leurs domaines de prédilection, ceux de la variété, du sport, des « deux roues », de la bande dessinée, de la télévision, les jeunes se créent leur(s) propre(s) culture(s).

En 1962, Edgar Morin est de ceux qui voient émerger une classe d’âge adolescente, trouvant son unité relative grâce à sa culture spécifique. Il observe à quel point ce qu’il nomme la « nouvelle culture » — dite encore « tierce culture » ou « culture de masse » — est fondée sur la « dominante juvénile » et comment elle est susceptible de transcender les appartenances sociales, la « culture industrielle » étant le « seul grand terrain de communication entre les classes sociales »6 . La musique surtout s’érige en étendard de la culture juvénile. Les hit parades sans cesse renouvelés exigent des jeunes une mise à jour ininterrompue pour être, et sans retard, au diapason de cette culture de pairs. De nouveaux supports médiatiques sont mis à leur disposition. Des journaux comme Salut les copains et Mademoiselle âge tendre participent à la fabrication des « idoles », promeuvent une certaine idée du bonheur liée aux vertus de la célébrité et de l’individualisme, convient enfin les jeunes au mimétisme par le mode de vie en général et la mode vestimentaire en particulier. Les adolescents qui vibrent pour les nouvelles idoles ne ressemblent plus guère à leurs frères aînés pourtant à peine plus âgés qu’eux, mais définitivement marqués par la guerre d’Algérie. Devant les jeunes rassemblés lors du concert de la place de la Nation le 22 juin 1963, François Nourrissier peut s’exclamer : « Voici que se lève, immense, bien nourrie, ignorante en histoire, opulente, réaliste, la cohorte dépolitisée et dédramatisée des Français de moins de vingt ans ». 

Pour autant, les différences d’ordre social et économique restent prégnantes et rejaillissent sur leurs comportements culturels. C’est pourquoi le sociologue Jean-Claude Chamboredon peut dénoncer, en 1966, l’« illusion culturaliste » qu’il y a à imaginer une homogénéisation de « la jeunesse », postulat trop indifférent aux contrastes socio-économiques et socio-scolaires7 . La « culture adolescente ne constitue jamais le tout de la culture des adolescents », insiste Jean-Claude Chamboredon : les cultures de classe ne s’effacent jamais tout à fait devant la culture « jeune ». Pour exemple, à cette date, les adolescents des classes aisées écoutent moins fréquemment la radio que les jeunes des classes populaires ; Salut les copains est lu par 62 % des fils d’ouvriers mais par seulement 34 % des fils de cadres supérieurs et professions libérales.

1er mai 1968, Manifestation contre la guerre du Vietnam. © AFP Jacques Marie

1er mai 1968, Manifestation contre la guerre du Vietnam. © AFP Jacques Marie

Le joli mai

Durant le conflit algérien, les jeunes avaient été les principaux porteurs de l’engagement, pour des raisons liées à leur condition de génération : une génération enrôlée, contre son gré, dans une guerre qui ne disait pas son nom en effet, une génération s’était formée là et s’était politisée dans une lutte anticoloniale. Celle-ci trouve des prolongements en 1968 à travers l’opposition à la guerre du Vietnam ; or, cette dimension anti-impérialiste est décisive puisque les premiers engagements de jeunes et notamment d’étudiant-es en 1968 se mènent, de Berkeley à Berlin en passant par Paris, pour dénoncer l’intervention états-unienne. C’est aussi dans le souvenir de la guerre d’Algérie et de ses traumatismes que puisent un certain nombre de jeunes contestataires. La référence à « Charonne » et aux violences policières est très présente et prégnante dès les premiers affrontements avec les forces de l’ordre, début mai.

1968 n’est pas seulement une révolte juvénile. L’affirmer serait négliger ce que représente cette insubordination généralisée : une grève, par essence intergénérationnelle, qui bloque l’économie du pays, une suspension de l’ordre social qui touche tous les âges et toutes les professions. Il est certain cependant que les jeunes sont à la pointe du mouvement et en sont même souvent les initiateurs. Mais pas seulement les étudiant-es : les archives de police montrent bien par exemple – via les registres des interpellé-es lors des importantes « journées » de mobilisation et des nuits de barricades – que de nombreux milieux socio-professionnels sont représentés : bon nombre de jeunes ouvriers, artisans, techniciens, employés et commerçants se retrouvent au côté des étudiants, et notamment dans les affrontements avec les CRS et gardes mobiles. Dans les entreprises en grève et les usines occupées, ce sont souvent des jeunes qui ont lancé le mouvement, « débordant » parfois les aînés et des directions syndicales plus timorées.

Pour autant, le conflit de générations que l’on attribue trop souvent à 1968 mérite d’être relativisé. Une véritable solidarité intergénérationnelle se manifeste au contraire au vif des événements. 1968 représente ce que Boris Gobille a appelé une « crise de consentement », qui affecte les catégories et les identités. L’âge et les appartenances en sont relativisés. Les étudiants mobilisés y insistent : elles et ils ne souhaitent pas être enfermés dans leur condition d’étudiants mais cherchent à toute force à se rapprocher des salariés. Certains de leurs appels le montrent, comme ce texte rédigé début mai par le « Mouvement du 22 Mars » : « La presse veut nous isoler du reste de la population pour qu’elle ne comprenne pas notre révolte, qu’elle laisse s’abattre la répression. Mais c’est l’immense majorité de la population qui est victime de la répression policière et patronale ». Il s’agit, globalement, de ne plus consentir à l’ordre des choses, de ne plus s’en accommoder : les jeunes y sont sans doute plus prompts, parce qu’iels ne sont pas encore rivés aux normes, pas encore enfermés dans des cadres sociaux par trop figés. Tout aussi visible que celles des étudiant-es apparaît la jeunesse des travailleuses et travailleurs les plus mobilisé-es. Durant les quelques mois qui précèdent Mai, ce sont des jeunes qui se montrent les plus combatifs dans les grèves ouvrières et les affrontements de rue qui les ponctuent à Besançon, Mulhouse, Le Mans, Redon ou Caen. En mai et juin, ce sont des jeunes qui, souvent, prennent l’initiative du débrayage et de l’occupation des entreprises. Certains cas en sont emblématiques, comme ceux de Sud-Aviation à Nantes, des ateliers de Renault-Billancourt, de Cléon, de la SAVIEM à Caen, de la CSF à Brest, des usines Panhard et de la SNECMA. Dans les postes et télécommunications, de même qu’à la SNCF, les jeunes agents sont les plus nombreux à contester. Il apparaît que les jeunes tiennent une place importante dans la grève et l’occupation. Moins contraint-es du point de vue familial, plus exposé-es au risque de chômage, confronté-es à la déqualification de leur emploi par contraste avec leur formation, iels sont aussi jugé-es, parce que jeunes, plus sensibles à la lutte contre l’arbitraire. Quoi qu’il en soit, ces jeunes travailleurs se montrent déterminés dans l’action et lui imposent une dynamique propre parfois à faire regimber certains délégués syndicaux, leurs aînés. En dépit des contrastes sociaux, le point commun entre étudiants et jeunes travailleurs réside, selon nombre de commentateurs, dans une sorte de relégation généralisée. Ce qui attend ou frappe les jeunes, ce sont le chômage, les bas salaires, l’inadéquation des débouchés à la formation acquise, les difficultés à se loger et, in fine, l’impression d’une exclusion. Pour Michel Rocard, alors secrétaire national du Parti socialiste unifié, il n’y a aucun doute : « Ce sentiment de rejet est le véritable lien qui unit les jeunes de toutes catégories. […] Cette impression d’être exclus de la société est une des raisons essentielles du mouvement de mai. »8  Il existe nombre de jonctions entre jeunes du monde étudiant et monde du travail salarié, en particulier ouvrier. Or, ce qui marque dans cette jonction, c’est la jeunesse de ceux qui l’opèrent. Lors de la gigantesque manifestation du 13 mai 1968, ce sont de jeunes ouvriers qui cherchent à rejoindre le cortège étudiant. À l’usine Hispano-Suiza, ce sont encore des jeunes qui interviennent dans le sens d’une unité étudiants-travailleurs. Jacques Sauvageot ne dit pas autre chose lorsqu’il évoque la manifestation de la Sorbonne à Boulogne-Billancourt : « À l’arrivée, j’ai été frappé par le fait qu’il n’y avait là, pour nous accueillir, que des jeunes. » Il ne faudrait pas oublier cependant que des milliers de jeunes défilent aussi du côté des forces gaullistes, le 30 mai, soutenant le retour à l’ordre et le pouvoir en place.

Notre-Dame-des-Landes, février 2018. © AFP Loïc Venance

Notre-Dame-des-Landes, février 2018. © AFP Loïc Venance

Inégalités et nouveaux engagements

 Les inégalités continuent de se transmettre d’une génération à l’autre. Elles sont particulièrement présentes à l’école et à l’université, malgré la « massification » des études prolongées. Ces disparités se retrouvent à tous les niveaux de l’enseignement. En ce début de XXIe siècle, au collège, la quasi-totalité des élèves effectue les quatre années du cycle ; mais si 80 % des enfants de cadres et d’enseignants entrés en sixième réalisent un cycle complet sans redoublement et si 90 % accèdent à un second cycle général ou technologique, ces pourcentages ne sont respectivement que de 53 % et 42 % pour les enfants d’ouvriers. Pareilles différences s’observent au lycée, opposant enseignement long et filières courtes de l’enseignement professionnel. Enfin, moins de 25 % des jeunes dont les parents sont ouvriers ou employés peu qualifiés décrochent un diplôme de l’enseignement supérieur, contre 80 % des jeunes dont les parents sont cadres, enseignants ou exercent des professions libérales. La progression constante des effectifs universitaires, et par là leur diversification sociale, ne mettent donc pas fondamentalement en cause les discriminations socioculturelles au sein de ce milieu. On trouve ainsi, en proportion, davantage de catégories socioprofessionnelles défavorisées dans les filières universitaires courtes et techniques ; les parcours longs et généraux, menant aux diplômes les plus élevés, restent très majoritairement l’apanage d’étudiants issus de milieux aisés (financièrement ou culturellement).

Depuis 1968 et d’ailleurs souvent en référence à ces événements, les mobilisations de jeunes n’ont pas manqué : des engagements lycéens et étudiants durant les années 1970 aux manifestations contre le Contrat Première Embauche (CPE) en 2006, en passant par les mouvements contre le projet de loi Devaquet (1986) ou contre le Contrat d’insertion professionnelle (CIP) (1994). Ces mobilisations s’accentuent avec l’accroissement du chômage et de la précarité qui touchent les jeunes de plein fouet depuis l’entrée en crise des années 1970 : la conscience d’être une variable d’ajustement sur le marché de l’emploi, une main-d’œuvre souvent corvéable voire jetable est à l’origine de mouvements sociaux réguliers depuis plusieurs années. Elles disent combien la prise de parole politique chez les jeunes ne saurait se réduire à leur faible participation électorale, scrutée à l’envi par les commentateurs. Pour autant, les comportements politiques les plus visibles ne doivent pas induire en erreur : « la jeunesse » n’est pas en soi plus « à gauche » ou plus « progressiste » que l’ensemble de la population – le vote Front national/Rassemblement national est ainsi plus important chez les jeunes sans diplôme que dans l’ensemble de l’électorat.

Les jeunes ont, la plupart du temps, une disponibilité biographique et sociale à certaines formes d’engagements qui demandent du temps : manifestations de rue, occupations de lycées ou d’universités et désormais, dans le sillage d’« Occupy » et des Indignés, de places publiques. Iels ont aussi su proposer des formes politiques qui interrogent la démocratie en la réinventant autrement : ainsi des coordinations lycéennes et étudiantes, fondées sur l’élection en assemblées générales d’élu-es mandaté-es et révocables. Dans ces mobilisations, leur opposition aux forces de l’ordre nécessite un certain courage et une forme physique qui ne sont pas négligeables : l’âge ici peut éclairer les pratiques à défaut de les expliquer. Cet engagement a ses victimes : Malik Oussekine en 1986, Rémi Fraisse en 2014, dont les morts ont endeuillé les mobilisations et suscité une vive indignation. Au-delà, l’occupation de la rue, des places, des lycées et universités indique un certain rapport à l’espace et au temps. « Nous entretenons un rapport tout autre aux bois, bocages et chemins, aux histoires qui les traversent et aux êtres vivants qui habitent notre quotidien », expliquent les zadistes de Notre-Dame-des-Landes : « non marché », radios-pirates, auto-médias, les propositions ne manquent pas. Ces jeunes se réapproprient alors des lieux et des places, pour les occuper, les protéger mais aussi les rendre vivants, différemment. Les immenses manifestations pour le climat auxquelles prennent part des centaines de milliers de jeunes à l’échelle globale évoquent plus que jamais une prise de conscience d’abord générationnelle sur le dérèglement climatique et le désastre que subit le vivant. Si dans les médias il est beaucoup question, aujourd’hui, de « radicalisation » – pour qualifier les jeunes qui se tournent vers le combat djihadiste –, le terme vaut bien du moins pour une partie de la jeunesse profondément critique à l’égard du monde tel qu’il va (ou ne va pas). Ces jeunes témoignent, au sens strict, d’une radicalité, en condamnant un système économique et politique à sa racine, mais aussi en lui imaginant des alternatives, d’autres possibles.

« La jeunesse », comme figure quasi-mythique, n’a eu de cesse de susciter les commentaires inquiets, les discours alarmistes et les attirances médiatiques. La crainte de toute transgression, celle des « apaches » dans les années 1900, des « zazous » sous Vichy, des « tricheurs » et des « blousons noirs » à la fin des années 1950, puis des « jeunes de banlieues » depuis le début des années 1980 témoigne de l’antienne érigeant la jeunesse en menace. Cette longue histoire a abouti, au début des années 1970, à l’apparition d’une expression paradoxale mais lestée d’anxiété sociale : le « racisme anti-jeunes ». Paradoxale parce qu’à l’époque, la « race » n’avait rien à voir dans cette histoire. Il en va autrement aujourd’hui. Dans les discours stigmatisants, lapidaires le plus souvent, les arguments « ethniques » et « culturels » ont pris le pas sur les explications socio-économiques. La « culture de masse » et l’avènement des sociétés médiatisées dans la deuxième moitié du XIXe siècle, accentués au fil du siècle suivant et aujourd’hui exacerbés, ne doivent pas faire oublier que les « bandes de jeunes » issues de milieux populaires existent de bien plus longue date. La nouveauté est que, par médias interposés, ils défraient la chronique. Les « émeutes de banlieue », qui sont surtout des révoltes, ne font ainsi événement que parce que les chaînes de télévision passent en boucle leurs formes les plus spectaculaires (incendies, affrontements avec les forces de l’ordre – « actes télégéniques » par excellence). Elles traduisent aussi la révolte contre la relégation spatiale, la stigmatisation, la discrimination à l’embauche et la xénophobie. Tel est le versant sombre d’une représentation des jeunes considérés en l’occurrence comme une nouvelle « classe dangereuse ». Si, finalement, le sociologue Olivier Galland a pu évoquer une « massification du fait juvénile »9 , ce n’est pas seulement pour des raisons démographiques. C’est aussi et peut-être surtout de par la visibilité nouvelle que les jeunes ont acquise dans nos sociétés et l’intérêt, tout à la fois enthousiaste et inquiet, que « la jeunesse » n’a cessé de susciter.

NOTES
  1. John R. Gillis, Youth and History : Tradition and Age in European Age relations, 1770-Present (New York: Academic Press, 1974), 102 sq.
  2. Cf. Margaret Mead, Coming of Age in Samoa : a Study of Adolescence and Sex in Primitive Societies (Penguin books, 1966); Mœurs et sexualité en Océanie (Plon, 1963)
  3. Paul Nizan, Aden Arabie (Éditions Rieder, 1931), 11
  4. Jean-Claude Chamboredon, « La société française et sa jeunesse », in Darras, Le Partage des bénéfices (Éditions de Minuit, 1966), 155-175
  5. Jean-Baptiste Angelini, Soldat d’Algérie (1956/1959). Afin que nul n’oublie (C. Lacour, 1997), 92
  6. Edgar Morin, L’Esprit du temps, Essai sur la culture de masse (Grasset, 1962), 47-50
  7. Jean-Claude Chamboredon, op. cit.
  8. Michel Rocard, « Jeunesse du Socialisme », Tribune socialiste, 24 octobre 1968
  9. Olivier Galland, Sociologie de la jeunesse. L’entrée dans la vie (Armand Colin, 1991), 11 sq.

Ludivine Bantigny est historienne, enseignante-chercheuse, rattachée au laboratoire d’histoire de l’Université de Rouen-Normandie. Elle travaille sur l’histoire des engagements, des mouvements sociaux, des insurrections et des révolutions mais a aussi consacré de nombreux ouvrages et articles à l’histoire des jeunesses et des générations. Elle a publié notamment Le Plus Bel Âge ? Jeunes et jeunesse en France de l’aube des « Trente Glorieuses » à la guerre d’Algérie (Fayard, 2007), La France à l’heure du monde (Seuil, 2017, rééd. 2019), 1968. De grands soirs en petits matins (Seuil, 2018, rééd. 2020), Révolution (Anamosa, 2019), « La plus belle avenue du monde ». Une histoire sociale et politique des Champs-Élysées (La Découverte, 2020) et La Commune au présent. Une correspondance par-delà le temps (La Découverte, 2021).